14.
La cathédrale de Kingsbridge était devenue un lieu d’horreur. À tout moment, les hurlements d’un survivant découvrant un parent décédé venaient s’ajouter aux gémissements des blessés invoquant l’aide de Dieu, des saints ou de leurs mères. Morts ou blessés, tous les corps allongés dans la nef gisaient dans des positions grotesques, et le sang, l’eau et la boue qui dégoulinaient de leurs vêtements déchirés et trempés formaient un magma glissant sur les dalles de pierre.
Au milieu de l’épouvante, mère Cécilia concentrait autour d’elle une zone de paix et d’efficacité. Petit oiseau virevoltant, elle passait de l’un à l’autre, suivie par la vieille Julie et un petit groupe de nonnes, la tête cachée sous leur coiffe. Tout en examinant les patients, elle donnait ses instructions : comment nettoyer la blessure, quel onguent employer, comment poser le pansement ou préparer les remèdes aux herbes. Pour les cas graves, elle faisait appel à Mattie la Sage, à Matthieu le Barbier ou encore à frère Joseph. Ses chuchotements étaient clairs et distincts et ses ordres simples. Lorsqu’elle quittait un patient, il était la plupart du temps apaisé et ses proches rassurés et emplis d’espoir.
En la voyant s’affairer de la sorte, Caris se remémora la mort de sa mère avec une précision redoutable et elle se rendit compte, après toutes ces années, que la terreur et la confusion dont elle avait gardé le souvenir n’avaient régné que dans son cœur. En réalité, mère Cécilia avait agi avec une parfaite connaissance de la situation. À défaut d’empêcher sa mère de mourir, elle était parvenue à contenir l’événement dans un calme ordonnancement et à procurer à la famille la certitude que l’impossible avait été tenté. Elle faisait de même aujourd’hui, tout en sachant qu’un grand nombre de ces blessés ne serait pas sauvé.
En entendant certains d’entre eux en appeler à la Vierge et aux saints, Caris sentait croître son effroi et sa perplexité. Comment savoir si les forces spirituelles étaient véritablement capables d’apporter le soulagement attendu ? Entendaient-elles seulement les suppliques ? Pour sa part, à l’âge de dix ans, elle avait compris que seules l’assurance et la bienveillance attentive de mère Cécilia lui avaient apporté un peu la paix de l’âme et l’avaient aidée à ne pas sombrer dans le désespoir. Pourtant, les pouvoirs de la religieuse étaient bien inférieurs à ceux du monde divin.
En ce jour, sans l’avoir décidé, sans même y avoir songé, Caris se retrouvait à suivre les directives de mère Cécilia de la même façon que, sur la berge, les habitants de Kingsbridge s’étaient placés d’emblée sous ses ordres après l’effondrement du pont, comme si ses instructions émanaient de la personne la mieux renseignée sur ce qu’il convenait de faire en de telles circonstances. Le comportement de mère Cécilia était contagieux. Quiconque se trouvait dans son orbite se mettait à agir avec calme et précision. Caris présentait une petite écuelle de vinaigre à sœur Mair, une novice d’une grande beauté, qui y plongeait un tampon pour nettoyer le visage ensanglanté de Susanna Chepstow, la femme du marchand de bois.
Dehors, les secours s’étaient poursuivis bien après la fin du jour. La clarté des soirs d’été avait permis de repêcher tous les corps avant qu’il ne fasse nuit noire. Hélas, on ne saurait jamais combien de personnes gisaient au fond de la rivière ou avaient été emportées par le courant. Attachée au char à bœuf, Nell la folle devait avoir été entraînée sous l’eau immédiatement. Par une injustice du sort, frère Murdo, quant à lui, s’en était tiré avec une simple entorse. Il était parti en boitillant se requinquer à La Cloche à coups de bière anglaise et de jambon fumant.
Dans la cathédrale, à la lumière des cierges, les religieuses continuaient de s’affairer autour des blessés. Plusieurs d’entre elles, épuisées, avaient dû se retirer. D’autres, accablées par l’ampleur de la tragédie, perdaient leurs moyens, et il avait fallu les renvoyer car elles comprenaient tout de travers. Seul un petit groupe avait su tenir jusqu’au bout. Caris était du nombre.
Il était minuit passé quand elle rentra chez elle en chancelant, après avoir appliqué le dernier pansement.
Assis à la table des repas, son père et Pétronille pleuraient ensemble la disparition de leur frère Anthony en se tenant les mains. Edmond avait les yeux embués de larmes. Pétronille, inconsolable, hoquetait à gros sanglots. Caris les embrassa tous les deux, incapable de rien dire. Comprenant qu’elle s’endormirait sitôt qu’elle s’assiérait sur une chaise, elle monta à l’étage. Entrée dans sa chambre, elle découvrit son lit déjà occupé par Gwenda. Elle ne s’en étonna pas, car c’était une habitude établie lorsque celle-ci venait en ville. Elle se glissa à côté d’elle. Épuisée par ses péripéties, son amie ne remua même pas.
Caris ferma les yeux. Son corps était las, son cœur lourd et endolori. Son père pleurait une unique personne, alors qu’elle-même se sentait succomber sous le poids de ces deuils innombrables. Elle pensait à ses amis, à tous ses voisins et connaissances étendus sur les dalles glacées de la cathédrale ; elle imaginait la détresse de leurs proches – parents, enfants, frères et sœurs –, et toute cette peine l’accablait. Elle éclata en sanglots dans son oreiller. Gwenda se réveilla et l’étreignit sans mot dire. Au bout d’un moment, écrasée de fatigue, Caris sombra dans le sommeil.
L’aube pointait à peine lorsqu’elle se leva. Laissant Gwenda profondément endormie, elle revint à la cathédrale et se remit à la tâche. La plupart des blessés avaient été renvoyés chez eux. Ceux qui nécessitaient une surveillance, comme le comte Roland, qui n’avait pas repris conscience, avaient été transportés à l’hospice. Les corps des défunts avaient été alignés dans le chœur sur plusieurs rangées, dans l’attente d’être enterrés.
Le temps fuyait à tire-d’aile sans offrir le moindre répit. Tard dans l’après-midi du dimanche, mère Cécilia ordonna à Caris de prendre un peu de repos. Promenant les yeux autour d’elle, la jeune fille put constater que la majeure partie du travail était achevée.
Pour la première fois depuis le drame, elle songea à l’avenir.
Jusqu’à cet instant, elle avait senti confusément que plus rien ne serait jamais pareil ; que la vie, désormais, serait toujours empreinte de cette horreur et de cette tragédie ; et voilà qu’elle se rendait compte maintenant que l’horreur passerait aussi, comme tout le reste : les morts seraient enterrés, les blessés guériraient et la vie en ville reprendrait son cours habituel d’une façon ou d’une autre, péniblement. Lui revint alors à l’esprit le souvenir d’une autre tragédie, violente et dévastatrice elle aussi, survenue juste avant l’effondrement du pont.
Elle découvrit Merthin au bord de la rivière. En compagnie de maître Elfric et de frère Thomas, il organisait le déblayage des détritus, aidé d’une cinquantaine d’hommes de bonne volonté. En raison de l’urgence, Merthin et Elfric avaient remis leur dispute à plus tard. La plus grosse partie du bois éparpillé dans l’eau avait été repêchée et empilée sur la berge. Mais de nombreux éléments du pont attac4és ensemble ainsi qu’une grosse masse de bois enchevêtrés flottaient toujours à la surface de l’eau, s’élevant et s’abaissant au gré du courant avec l’innocence tranquille d’une bête sauvage repue.
Les volontaires s’efforçaient de scier ce qui restait du pont en tronçons faciles à manier. La tâche était dangereuse. À tout moment une poutre pouvait chuter sur la tête de quelqu’un. Des cordages avaient été passés autour de la pile centrale du pont en partie submergée et, sur la berge, des hommes s’arcboutaient pour tirer ou laisser filer selon les instructions que leur criait Merthin, debout dans une barque au milieu du courant en compagnie de l’immense Marc le Tisserand et d’un inconnu aux avirons. Lorsque les hommes sur la berge se reposaient entre deux efforts, la barque revenait près du pieu colossal et Marc l’attaquait à la hache en suivant les indications de Merthin. Puis l’embarcation s’éloignait à bonne distance et maître Elfric ordonnait alors à l’équipe de volontaires de recommencer à tirer sur les cordages.
Sous les yeux de Caris, une grande partie du pont s’abattit dans l’eau et fut immédiatement ramenée vers le rivage. Ce succès redonna à tous du cœur à l’ouvrage.
Comme les femmes de plusieurs de ces hommes arrivaient avec des miches de pain et des cruches de bière, frère Thomas annonça une pause. Profitant du répit, Caris rejoignit Merthin.
« Tu ne peux pas épouser Griselda ! » lui déclara-t-elle à brûle-pourpoint.
Il ne fut pas surpris par la soudaineté de sa déclaration et répondit : « Je n’arrête pas d’y penser, je ne sais que faire.
— Pour l’heure, fais quelques pas avec moi. »
Abandonnant la foule sur la berge, ils remontèrent la grand rue. Après l’agitation de cette semaine de foire, la ville avait une quiétude de cimetière. Chacun restait calfeutré chez soi à soigner un blessé ou à pleurer un mort. « Il ne doit pas y avoir beaucoup de familles indemnes, fit remarquer Caris. Ils étaient bien un millier sur le pont à tenter de quitter la ville ou à tourmenter Nell la folle. Plus de cent corps reposent dans la cathédrale et nous avons soigné près de quatre cents blessés.
— Cinq cents personnes auront eu de la chance, dit Merthin.
— Quand je pense que nous aurions pu nous trouver sur ce pont et être maintenant étendus dans le chœur, immobiles et glacés ! Un don nous a été prodigué : cette vie qui nous reste à vivre. Nous ne devons pas la gaspiller à cause d’une erreur.
— Ce n’est pas une erreur, répliqua-t-il avec brusquerie. C’est un enfant. Un être doté d’une âme...
— Toi aussi, tu as une âme. Et exceptionnelle, de surcroît ! Pense à ce que tu faisais sur la berge, il y a un instant. Tous les hommes de la ville t’écoutaient, toi, un apprenti de vingt ans. Ils t’obéissaient et avaient autant de respect pour tes compétences que pour celles d’Elfric, qui est un constructeur établi, ou pour celles de frère Thomas, qui est le maître d’ouvrage du prieuré !
— Ça ne signifie pas que je doive fuir mes responsabilités. » Ils pénétrèrent dans l’enceinte du prieuré. Le pré devant la cathédrale n’était plus qu’une étendue de boue piétinée, parsemée de mares et de flaques. Un soleil brumeux et des nuages échevelés se reflétaient dans les trois grandes fenêtres de la façade ouest. On dirait les panneaux d’un triptyque, pensa Caris. Une cloche se mit à sonner l’office du soir.
« Et toi qui parlais si souvent de partir pour Paris et Florence ! Tu délaisserais aussi ce projet ? reprit-elle.
— Je suppose. Un homme ne peut pas abandonner son épouse et son enfant.
— Ah, tu penses déjà à elle comme à ton épouse. »
Il se pencha vers sa compagne. « Je ne pense jamais à elle comme à mon épouse, répliqua-t-il sur un ton amer. Tu sais parfaitement quelle femme emplit mon cœur. »
Caris ouvrit la bouche pour répondre, mais aucune réplique intelligente ne lui vint à l’esprit. Sentant sa gorge se nouer, elle cligna les paupières pour chasser ses larmes et baissa les yeux pour qu’il ne voie pas son émotion.
Il l’attira contre lui. « Tu le sais, n’est-ce pas ? »
Elle se força à croiser son regard. « Le sais-je ? » demanda-t-elle, la vue brouillée par les larmes.
Il posa ses lèvres sur les siennes, les effleurant avec une lente insistance comme s’il poursuivait le but inconnu jusqu’alors de garder à jamais le souvenir de cette sensation. Baiser étrange qui fit naître en Caris une idée terrifiante : Merthin pensait-il que c’était là leur ultime baiser ?
Elle se pendit à lui, voulant prolonger l’union éternellement, mais il s’écarta.
« Je t’aime, dit-il, mais je dois épouser Griselda. »
*
La vie et la mort poursuivirent leur œuvre. Des enfants vinrent au monde, des vieillards s’éteignirent. Le dimanche d’après, dans une crise de fureur jalouse, Emma la Bouchère se jeta sur son mari volage, armée de son plus grand hachoir. Le lundi, un des poulets de Bess Hampton qui manquait à l’appel fut retrouvé dans la marmite de Glynnie Thompson. Celle-ci fut condamnée à être flagellée nue et ce fut à John, le sergent de ville, d’exécuter le châtiment. Le mardi, Howell Tyler, qui travaillait au toit de l’église Saint-Marc, passa au travers des poutres et atterrit tout en bas, tué sur le coup.
Le mercredi, ce qui restait du pont, hormis deux tronçons de pilotis, avait été dégagé et tout le bois empilé sur la berge. La navigation pouvait reprendre. Chalands et radeaux commencèrent à quitter Kingsbridge pour Melcombe, chargés de laine et d’autres marchandises à destination des Flandres et de l’Italie.
Quand Caris et son père se rendirent sur les lieux pour constater l’avancée des travaux, ils virent Merthin occupé à fabriquer un radeau à partir du bois récupéré. « C’est bien mieux qu’une barque pour assurer le transport du bétail d’une rive à l’autre, expliqua-t-il. Et les chariots peuvent y embarquer facilement. »
Edmond hocha la tête sombrement. « Pour les jours de marché, ça devrait suffire. Heureusement que nous aurons un nouveau pont pour la prochaine foire à la laine.
— Oh, je ne crois pas, répliqua Merthin.
— Tu m’as dit que la construction d’un nouveau pont prendrait un an !
— Un pont en bois, oui. Mais il s’écroulera à son tour.
— Pourquoi ?
— Je vais vous montrer. » Il les conduisit jusqu’à un tas de bois. « Ces tronçons-là, expliqua Merthin en désignant des pieux colossaux, proviennent des piles du pont, c’est-à-dire de ces fameux vingt-quatre plus beaux chênes du royaume que le roi offrit au prieuré. Regardez leurs extrémités. »
Ces énormes poteaux au contour amolli par des siècles passés dans l’eau avaient été taillés en pointe à l’origine, comme Caris et son père purent le constater.
« Un pont en bois n’a pas de fondations, enchaînait Merthin. Les pilotis sont simplement enfoncés dans le lit du fleuve. Ce n’est pas assez solide.
— Mais ce pont a tenu des centaines d’années ! » objecta Edmond sur ce ton querelleur qu’il prenait volontiers quand il n’était pas d’accord avec son interlocuteur.
Habitué, Merthin n’y prêta pas attention et reprit patiemment : « Dans le passé, ces pieux étaient assez solides. Ils ne le sont plus aujourd’hui. Parce que des choses ont changé.
— Qu’est-ce qui a changé ? Une rivière, c’est toujours une rivière !
— Eh bien, vous avez construit un hangar et une jetée sur la rive en face et vous avez édifié un mur pour protéger votre propriété. D’autres marchands vous ont imité par la suite et l’ancienne étendue marécageuse, où je jouais petit, a pour ainsi dire disparu. Comme l’eau ne peut plus se répandre dans les champs, le fleuve coule plus vite qu’autrefois. Surtout après les fortes pluies que nous avons eues cette année.
— Il faudra donc un pont en pierre ?
— Oui. »
Relevant les yeux, Edmond vit Elfric qui s’était rapproché pour écouter leur conversation. Il l’interpella. « Merthin me dit qu’il faudra trois ans pour construire un pont en pierre. »
Elfric acquiesça. « Trois saisons pendant lesquelles il est possible de construire. »
Caris ne s’étonna pas. Merthin lui avait expliqué que la plupart des travaux devaient s’effectuer durant les mois les plus chauds, car on ne pouvait pas élever de murs en pierre par temps froid, quand le mortier risquait de geler avant d’avoir pris.
« Une saison pour les fondations, continuait Elfric, une autre pour les voûtes et une troisième pour le tablier qui supportera la chaussée. À chaque étape, il faut laisser le mortier durcir trois ou quatre mois avant de passer au stade suivant.
— Trois ans sans pont ! s’écria Edmond.
— Et même quatre, si l’on tarde à lancer la construction.
— Vous feriez bien de préparer un devis à l’intention du prieuré.
— J’ai déjà commencé, mais la tâche est ardue. J’aurai besoin de deux ou trois jours encore.
— Faites aussi vite que vous le pouvez. »
Edmond et Caris repartirent vers la grand-rue. Edmond avançait d’un pas énergique en traînant sa mauvaise jambe, agitant les bras à la façon d’un coureur pour garder l’équilibre. Rien au monde ne l’aurait convaincu de s’appuyer au bras de Caris ou de quiconque. Le sachant, les habitants de la ville préféraient s’écarter pour lui laisser le champ libre, surtout quand il semblait pressé. « Trois ans, grognait-il tout en marchant. C’est un coup terrible pour la foire. Je ne sais même pas combien de temps il nous faudra pour revenir à la situation d’avant. Trois ans ! »
Arrivés chez eux, ils découvrirent Alice, qui était venue les voir. Elle avait remonté ses cheveux sous sa coiffe en volutes compliquées imitant la coiffure de dame Philippa. Assise à la table, elle bavardait avec tante Pétronille. À leur expression, Caris comprit immédiatement qu’elles parlaient d’elle.
Pétronille alla chercher à la cuisine une cruche de bière anglaise, du pain et du beurre frais. Elle servit une chope à son frère.
Depuis ses sanglots de dimanche, Pétronille n’avait plus guère manifesté de tristesse à propos de la mort d’Anthony. Curieusement, Edmond, qui n’avait jamais aimé son frère, semblait davantage touché par sa disparition : les larmes lui venaient aux yeux aux moments les plus inattendus de la journée pour disparaître aussi vite.
Pour l’heure, une seule pensée occupait son esprit : le pont. Alice émit des doutes quant au jugement de Merthin. Son père mit fin à ses questions d’une réplique impatiente : « Ce garçon est un génie. Il en sait bien plus que de nombreux constructeurs chevronnés et il n’a pas achevé son apprentissage ! »
Caris soupira amèrement : « Quand on pense qu’il va devoir passer sa vie avec Griselda ! »
Alice prit immédiatement la défense de sa belle-fille. « Et alors ? Elle est très bien, Griselda.
— Oui, sauf qu’elle ne l’aime pas. Elle l’a séduit pour la simple raison que son petit ami a quitté la ville.
— C’est ce que t’a raconté Merthin ? s’exclama Alice avec un rire sarcastique. Si un homme n’a pas envie d’une femme, rien ne l’obligera à la toucher, tu peux me croire !
— Les hommes peuvent se laisser tenter, objecta Edmond sur un ton grognon.
— Vous vous rangez du côté de Caris, papa ? glapit Alice.
Mais après tout, je ne devrais pas m’en étonner j’ai l’habitude !
— Ça n’a rien à voir, répondit Edmond. Tout simplement, un homme peut très bien ne pas vouloir faire quelque chose et le faire quand même sous l’impulsion du moment. Surtout si une femme déploie ses ruses. Ensuite, il le regrette amèrement.
— Ses ruses ? Vous sous-entendez qu’elle se serait jetée sur lui ?
— Je ne dis pas ça. Mais si j’ai bien compris, tout a commencé quand elle s’est mise à pleurer et que Merthin est allé la consoler », répliqua le père qui connaissait par Caris les détails de l’histoire.
Alice fit claquer sa langue d’un air dégoûté. « Vous avez toujours eu un faible pour cet apprenti rebelle.
— Je suppose qu’ils auront une demi-douzaine de bébés joufflus, fit Caris qui grignotait sans appétit une tranche de pain beurré. Merthin héritera des affaires d’Elfric. Il deviendra un commerçant reconnu de Kingsbridge, qui bâtit des maisons pour les marchands et fait sa cour au clergé pour obtenir des commandes. Exactement comme son beau-père. »
À quoi Pétronille déclara qu’il avait bien de la chance. « Il sera l’un des personnages les plus importants de la ville.
— Il mérite un meilleur sort.
— Vraiment ? s’écria Pétronille avec une feinte stupéfaction. Lui, le fils d’un chevalier tombé dans la disgrâce ! Qui n’a même pas un shilling pour acheter des chaussures à sa femme ! Et à quoi est-il destiné, selon toi ? »
La raillerie piqua Caris au vif. Les parents de Merthin étaient certes de pauvres gens à la charge du prieuré. Pour leur fils, hériter d’une entreprise ayant pignon sur rue équivalait à s’élever sur l’échelle sociale. Pourtant, elle continuait de penser qu’il méritait mieux que cela. Elle était incapable de formuler l’avenir qu’elle imaginait pour lui. Elle savait seulement qu’il n’avait rien en commun avec les autres habitants de la ville. L’idée qu’il devienne comme tout le monde lui était insupportable.
*
Le vendredi, Caris emmena Gwenda voir Mattie la Sage. Gwenda était restée en ville parce que Wulfric devait y régler les funérailles de ses parents et de son frère. Caris lui avait bandé les pieds et offert une vieille paire de chaussures et Elaine, la servante d’Edmond, avait fait sécher sa robe devant le feu.
Sur son aventure dans la forêt, Gwenda avait raconté que Sim l’avait conduite au proscrit et qu’elle avait réussi à s’échapper, mais que le colporteur l’avait prise en chasse. Il avait ensuite trouvé la mort dans l’effondrement du pont. John, le sergent de ville, s’était contenté de cette histoire. Les hors-la-loi, comme leur nom l’indiquait, se tenaient en dehors de la loi. En conséquence, leurs héritiers ne pouvaient faire valoir leurs droits, ceux de Sim comme les autres. Gwenda était donc libre. Caris, cependant, subodorait que Gwenda ne lui avait pas tout dit. Convaincue qu’il s’était passé dans la forêt des choses dont Gwenda ne voulait pas parler, elle respectait son silence. Il y avait des secrets qu’il valait mieux enfouir.
La ville vécut toute la semaine au rythme des enterrements. Les circonstances extraordinaires dans lesquelles les décès s’étaient produits n’influaient en rien sur le rituel des funérailles. Il fallait laver les corps, fabriquer des linceuls pour les pauvres et des cercueils pour les riches, creuser des tombes et payer les prêtres qui célébraient les cérémonies. Tous les moines n’avaient pas été ordonnés prêtres ; ceux qui l’étaient se relayaient tout au long de la journée, chaque jour, conduisant les funérailles jusqu’au cimetière situé sur le flanc nord de la cathédrale. La ville de Kingsbridge comptait une demi-douzaine d’églises paroissiales. Là-bas, les prêtres ne chômaient pas non plus.
Gwenda faisait tout son possible pour soulager Wulfric dans ses tristes préparatifs, exécutant les tâches traditionnellement réservées aux femmes, comme laver les corps et coudre les linceuls. Le jeune homme était plongé dans une sorte de stupeur.
S’il fut capable de supporter l’enterrement, il passa les heures suivantes à fixer le vide, les sourcils froncés et l’air hébété, comme s’il tentait de résoudre une énigme insurmontable.
Le vendredi, une fois tous les morts enterrés, le sous-prieur frère Carlus, temporairement élevé au rang de prieur, annonça qu’un office serait célébré le dimanche à l’intention des décédés. Wulfric décida donc de rester en ville jusqu’au lundi. Apparemment, il semblait apprécier la compagnie de Gwenda.
En apprenant qu’il ne s’animait qu’en parlant d’Annet, Caris proposa à Gwenda de lui offrir un autre philtre d’amour. Les deux amies se rendirent donc chez Mattie la Sage. Elles la trouvèrent dans sa cuisine, en pleine préparation médicinale. Une odeur d’herbes, d’huile et de vin avait envahi sa petite maison. « Entre samedi et dimanche, j’ai utilisé tous les remèdes dont je disposais, dit-elle. Il faut que je me réapprovisionne.
— Vous devez avoir amassé une jolie somme, fit remarquer Gwenda.
— Si j’arrive à la récupérer. »
Sa réponse abasourdit Caris. « Les gens ne tiennent pas leurs promesses ?
— Pas tous, j’essaie toujours de me faire payer à l’avance, pendant qu’ils sont dans la peine. Mais s’ils n’ont pas l’argent sur eux, ce n’est pas facile de refuser de les soigner. La plupart me paient après, mais pas tous.
— Mais sous quel prétexte ? réagit Caris, indignée.
— N’importe quoi : qu’ils n’ont pas les moyens, que la potion est restée sans effet, qu’on la leur a administrée sans leur demander leur avis. Toutes les excuses sont bonnes. Ne t’inquiète pas. Il y a assez de gens honnêtes pour que je ne meure pas de faim. Et toi, qu’est-ce qui t’amène ?
— Gwenda a perdu son philtre d’amour dans l’accident.
— Ce n’est pas grave. Tu n’as qu’à lui en préparer un autre. »
Tout en s’affairant, Caris la questionna : « Combien de grossesses finissent-elles en fausses couches ? »
La question ne surprit pas Gwenda. Caris lui avait tout raconté. Les deux amies passaient la plus grande partie de leur temps à discuter de l’indifférence de Wulfric et des grands principes de Merthin. À un moment, Caris avait même été tentée de s’acheter elle aussi un philtre d’amour, mais quelque chose l’avait retenue.
Mattie, qui n’était pas au courant de la situation, posa sur Caris un regard appuyé. Mais c’est sur un ton anodin qu’elle répondit : « Personne ne le sait. Il arrive parfois qu’une femme n’ait pas ses règles pendant tout un mois et que le mois suivant tout revienne dans l’ordre. Était-elle enceinte et a-t-elle perdu son bébé ? S’est-il passé autre chose ? C’est impossible à dire.
— Ah.
— Quoi qu’il en soit, vous n’êtes enceintes ni l’une ni l’autre, si c’est cela qui vous préoccupe.
— Comment le savez-vous ? s’enquit Gwenda.
— Il suffit de vous regarder. Une femme change presque immédiatement quand elle est enceinte. Pas simplement son ventre et sa poitrine, mais son teint, sa façon de bouger, son humeur. Ce sont des détails que je vois mieux que la plupart des gens, d’où mon surnom de Sage. Dis-moi, qui est enceinte ?
— Griselda, la fille d’Elfric.
— Ah, oui, je l’ai vue l’autre jour. Elle en est à trois mois passés.
— Combien de temps, dis-tu ? s’écria Caris, sidérée.
— Trois mois presque pleins. Elle n’a jamais été particulièrement mince, mais elle est bien plus ronde, ces derniers temps. Pourquoi as-tu cet air ébahi ? Je suppose que c’est l’enfant de Merthin. Je me trompe ? »
Mattie devinait toujours ces choses.
Mais Gwenda s’étonna : « Tu ne m’as pas dit que c’était tout récent ?
— Merthin ne m’a pas précisé la date, mais j’ai eu l’impression que cela venait de se passer et ne s’était produit qu’une seule fois. On dirait maintenant que ça dure depuis des mois !
— Pourquoi te mentirait-il ? l’interrogea Mattie.
— Pour atténuer sa faute, peut-être ? suggéra Gwenda.
— L’atténuer ? Impossible, c’est la pire des fautes !
— Les hommes ont une drôle de manière de penser ! » Reposant la fiole qu’elle avait dans la main, Caris s’exclama qu’elle allait de ce pas lui poser la question.
« Et mon philtre d’amour ? s’insurgea Gwenda.
— Je m’en occupe, dit Mattie. De toute façon, Caris est trop agitée.
— Merci, Mattie. » Sur ce dernier mot, Caris sortit.
Elle descendit jusqu’à la berge. Pour une fois, Merthin n’y était pas. Ne le trouvant pas non plus chez Elfric, elle se dit qu’il devait être à la cathédrale, dans la loge des maçons.
Cet endroit, dissimulé dans l’intérieur d’une des deux tours, était réservé au maître des compagnons. On y accédait par un étroit escalier en spirale aménagé dans un contrefort. C’était dans cette salle, vaste et bien éclairée grâce à ses hautes fenêtres en ogive, qu’étaient soigneusement entreposés le long d’un mur les admirables gabarits en bois utilisés par les premiers tailleurs de pierre pour édifier la cathédrale et qui servaient encore aujourd’hui lors des travaux de réparation.
Au pied était rangée la planche à tracer originale, à savoir l’assemblage de lattes de bois recouvert de plâtre sur lequel le premier maître des maçons, Jack le Bâtisseur, avait établi ses croquis, les gravant dans du mortier à l’aide d’un stylet en fer. Les marques, blanches à l’origine, s’étaient salies et un peu effacées avec le temps, mais on pouvait toujours y inscrire de nouveaux croquis à partir des anciens. C’était d’ailleurs l’un des avantages des planches à dessins par rapport au parchemin : quand un bâtisseur y avait effectué un trop grand nombre d’esquisses et ne distinguait plus le tracé original, il lui suffisait d’étaler une couche de plâtre frais pour avoir un matériau vierge sur lequel recommencer à travailler.
Le parchemin, feuille de cuir d’une extrême finesse, était une denrée bien trop onéreuse pour être utilisé à de simples croquis. Il était réservé à l’usage des moines qui recopiaient les différents livres de la Bible. Vers l’époque où Caris était née, un nouveau matériau destiné à l’écriture et appelé « papier » avait fait son apparition. Mais il venait des Arabes et les moines refusaient d’employer à des fins sacrées une invention musulmane et, partant, païenne. Quoi qu’il en soit, le papier devait être importé d’Italie, de sorte que son prix revenait à celui du parchemin. Par ailleurs, le gabarit en bois présentait un second avantage, pour le charpentier celui-là : sa solidité. L’artisan pouvait poser sans crainte son morceau de bois à même le gabarit et découper sa pièce en suivant exactement les contours tracés à l’origine par le maître bâtisseur.
À genoux sur le plancher, Merthin était justement en train de tailler un morceau de chêne d’après un plan. Il ne s’agissait pas d’un gabarit, mais d’un pignon à seize dents. Une pièce semblable, plus petite, reposait déjà à côté de lui. Il la prit et l’appliqua contre celle qu’il façonnait pour voir si elles s’adaptaient bien. Caris avait déjà vu des roues crantées plus ou moins semblables à celles-ci dans des moulins à eau : elles servaient à relier l’aube à la meule.
Merthin l’avait certainement entendue monter l’escalier en pierre, mais il était trop absorbé par sa tâche pour relever les yeux. Elle le regarda en silence. Le temps d’une seconde, la colère et l’amour se livrèrent bataille dans son cœur. Le visage immobile, le regard fixe, Merthin avait cette expression de concentration absolue qu’elle lui connaissait bien. Courbé sur son travail, il faisait de délicats ajustements de ses mains solides et adroites, immergé dans un état plus profond que le bonheur. Il avait la grâce parfaite d’un jeune cerf pliant le col pour boire l’eau d’un ruisseau, l’apparence exacte de l’homme qui s’adonne à la tâche pour laquelle il est né. Oui, se dit-elle, en cet instant il accomplit son destin.
Pourtant, elle éclata : « Pourquoi m’as-tu menti ?
Merthin poussa un cri de douleur. Son burin avait dérapé.
« Ventrebleu ! s’écria-t-il en portant son doigt à sa bouche.
— Oh, pardon ! Tu t’es fait mal ?
— Ce n’est rien. Quand est-ce que je t’ai menti ?
— Tu m’as fait entendre que Griselda t’avait séduit une seule fois alors qu’en vérité, vous êtes ensemble depuis des mois.
— Mais pas du tout ! » Il suça le sang de son doigt.
« Elle est enceinte de trois mois.
— C’est impossible ! Cela remonte à deux semaines !
— Si ! Ça se voit à sa silhouette.
— Ah bon ?
— C’est Mattie la Sage qui me l’a dit. Pourquoi m’as-tu menti ? »
Il la regarda droit dans les yeux. « Je n’ai pas menti. Ça s’est passé le dimanche de la semaine de la foire, et juste une seule fois. Ça ne s’est jamais reproduit.
— Comment peut-elle affirmer alors qu’elle est enceinte, après deux semaines seulement ?
— Je ne sais pas. Au bout de combien de temps une femme s’aperçoit-elle qu’elle est enceinte ?
— Tu ne le sais pas ?
— Non, je ne me suis jamais intéressé à la question. Quoi qu’il en soit, il y a trois mois, Griselda était...
— Mais oui ! Avec Thurstan ! l’interrompit Caris tandis qu’un fol espoir embrasait son cœur. C’est lui, le père. Pas toi ! »
D’étincelle, son espoir se muait déjà en flamme.
« C’est vrai ? demanda Merthin, osant à peine y croire.
— Naturellement ! Et ça explique tout ! Si elle était subitement tombée amoureuse de toi, elle ne te lâcherait pas d’une semelle. Or elle t’adresse à peine la parole.
— J’ai cru que c’était parce que je ne voulais pas l’épouser.
— Non, elle n’a jamais pu te supporter. Elle a juste besoin d’un père pour son enfant. Thurstan a dû prendre ses jambes à son cou en apprenant qu’elle était enceinte. Et toi, qui vis dans la même maison, tu étais la proie idéale, et tu as été assez bête pour tomber dans le panneau. Béni soit le ciel !
— Et Mattie la Sage ! » ajouta Merthin.
Voyant le sang sur sa main gauche, Caris s’écria : « Et tu t’es blessé à cause de moi ! » Elle examina son doigt. La coupure était petite, mais profonde. « Pardonne-moi, je t’en prie.
— Ce n’est pas si grave.
— Mais si, c’est grave ! » insista-t-elle sans véritablement savoir si elle parlait de la coupure ou du reste. Elle posa les lèvres sur la main de Merthin. Son sang chaud avait un goût particulier. Prenant son doigt dans sa bouche, elle aspira pour nettoyer la blessure. L’instant était d’une telle intimité qu’il lui évoqua l’acte sexuel et elle ferma les yeux, se laissant aller à une sorte d’extase. Elle déglutit. Ce goût de sang la faisait frissonner de plaisir.
*
Une semaine après la tragédie, un bac reliait Kingsbridge au faubourg de Villeneuve, sur la rive opposée. Achevé à temps pour le marché du samedi, il était en service dès l’aube. Merthin avait travaillé à sa construction toute la nuit de vendredi à la lumière de lampes à huile. Il ne devait pas avoir eu le temps de parler à Griselda, se dit Caris en descendant à la rivière avec son père.
Celui-ci voulait voir la réaction des vendeurs du marché – les paysannes des villages voisins avec leurs paniers d’œufs, les fermiers avec leurs charrettes chargées de beurre et de fromage et les bergers avec leurs troupeaux de moutons.
Caris admira le travail de Merthin. Le bac pouvait accueillir une charrette et son cheval, sans que son museau ne dépasse du bord. De plus, il était entouré d’une solide balustrade en bois qui empêchait les moutons de tomber par-dessus bord. Sur les deux berges, des appontements en bois avaient été installés pour faciliter l’embarquement. Ce bac appartenant au prieuré à l’instar du pont, le péage d’un penny par passager était donc perçu par un môme.
Merthin avait conçu le système très ingénieux d’atteler un bœuf au bac, de sorte que celui-ci se déplace d’une rive à l’autre sans qu’un batelier ait à le tirer. Une longue corde attachée à l’arrière du bac rejoignait la rive sud, tournait autour d’un poteau, puis retraversait le fleuve jusqu’à la rive nord où elle tournait autour d’un tambour et venait s’accrocher à l’avant du radeau. Le tambour était relié par des pignons de bois à une roue que le bœuf faisait tourner. C’étaient ces pignons que Caris avait vu Merthin fabriquer la veille. Un levier permettait de changer le sens dans lequel tournait le tambour, de sorte que le radeau pouvait aller dans les deux directions sans qu’il faille dételer le bœuf pour le faire tourner.
Caris s’émerveilla de l’ingéniosité de Merthin. « C’est tout simple », répondit celui-ci. Elle put s’en convaincre en examinant l’appareillage de près. Le levier soulevait un grand pignon hors de la chaîne et abaissait à sa place deux roues plus petites, ce qui avait pour effet d’inverser le sens de rotation.
À Kingsbridge, personne n’avait vu un système qui ressemble de près ou de loin à cette machine. Au cours de la matinée, la moitié de la ville vint l’admirer. Caris éclatait de fierté pour Merthin et bouillait de dépit en entendant Elfric, planté à côté du bœuf, expliquer le fonctionnement du mécanisme à qui voulait l’entendre, reprenant à son compte l’invention de son ancien apprenti. Interloquée, elle se demandait où son beau-frère puisait une telle effronterie. Non seulement il avait détruit les portes sculptées de Merthin – acte de violence qui aurait scandalisé la ville si elle n’avait connu plus grande tragédie avec l’effondrement du pont –, mais il avait frappé Merthin dont le visage portait toujours la marque de ses coups et il s’était entendu pour le duper et le forcer à épouser sa fille pour élever un enfant qui n’était pas de lui ! Et Merthin, jugeant que leur querelle ne comptait pas face au drame, avait continué à travailler à ses côtés. Mais comment Elfric pouvait-il garder la tête haute ?
Le bac était une idée brillante, certes. Néanmoins, il ne répondait pas aux exigences de la situation, comme le fit remarquer Edmond en désignant sur l’autre rive la queue des carrioles et des piétons qui s’étirait à perte de vue dans le faubourg.
« Avec deux bœufs, ce serait plus rapide, dit Merthin.
— Deux fois plus rapide ?
— Non, pas tout à fait. Mais je pourrais fabriquer un second bac.
— Il y a déjà une autre embarcation », riposta Edmond en désignant une barque à rames qui faisait la navette d’une berge à l’autre. Mais Ian, le batelier, n’avait pas la place de prendre à son bord les chariots. Il refusait aussi de transporter le bétail et il prenait deux pennies la traversée. Une aubaine pour lui car, en temps ordinaire, il ne mangeait pas tous les jours à sa faim. Pour l’essentiel, son activité se résumait à conduire chaque jour un moine à l’île aux lépreux et à l’en ramener. Aujourd’hui, la foule se pressait aussi à son embarcadère.
« C’est sûr qu’un bac ne vaut pas un pont, renchérit Merthin. Ce n’est pas moi qui vous contredirai.
— C’est une catastrophe. Que Buonaventura cesse de venir à la foire, c’était déjà une mauvaise nouvelle pour la ville, mais ces queues sans fin aux embarcadères peuvent carrément la mener à sa perte.
— Vous ne vous en sortirez pas sans un nouveau pont.
— Je ne peux en décider, la décision revient au prieuré, et Anthony est mort. Qui sait quand son successeur sera élu ? La seule solution, c’est d’inciter le sous-prieur à prendre d’urgence des mesures temporaires. Je vais aller le trouver de ce pas. Caris, viens avec moi ! »
Ils remontèrent la grand-rue et pénétrèrent dans l’enceinte du prieuré. En règle générale, les visiteurs étaient tenus de se rendre d’abord à l’hospice et d’annoncer à un serviteur le nom du moine qu’il désirait rencontrer. Mais Edmond était un personnage connu. De plus, sa fierté lui interdisait de solliciter audience de cette façon. Le prieur avait beau être le seigneur de Kingsbridge, Edmond était le prévôt de la guilde des marchands, l’autorité suprême de ceux-là mêmes à qui la ville devait sa prospérité. Il estimait donc être sur un pied d’égalité avec le prieur en ce qui concernait l’administration de la cité. De plus, ces treize dernières années, le prieur avait été son frère cadet. Voilà pourquoi il se rendit directement chez lui, dans sa demeure sise sur le flanc nord de la cathédrale.
C’était une maison à colombage comme celle d’Edmond. Elle comportait un vestibule et une salle de réunion au rez-de-chaussée et deux chambres à l’étage. Il n’y avait pas de cuisine. Les repas du prieur étaient préparés à la cuisine du monastère. Contrairement à de nombreux évêques et pères abbés qui habitaient des palais – comme l’évêque de Kingsbridge qui séjournait dans une splendide demeure à Shiring –, le prieur de Kingsbridge vivait modestement. Toutefois, les sièges étaient confortables et les murs ornés de belles tapisseries représentant des scènes tirées de la Bible. Il y avait aussi une grande cheminée qui chauffait les lieux en hiver.
C’était au beau milieu de la matinée. À cette heure, les moines les plus âgés étaient censés lire et les plus jeunes travailler. Edmond et Caris découvrirent Carlus l’aveugle dans le vestibule, engagé dans une conversation avec frère Siméon, le trésorier.
« Nous devons parler du nouveau pont, déclara tout de go le prévôt des marchands.
— Très bien, Edmond », répondit Carlus, le reconnaissant à sa VOIX.
L’entrée en matière n’était guère chaleureuse, pensa Caris par-devers elle, et elle se demanda s’ils n’avaient pas débarqué à un moment inopportun.
Edmond n’était pas moins sensible aux atmosphères que sa fille, mais il était dans ses manières de fulminer. S’étant emparé d’un siège, il lança : « Quand comptez-vous procéder à l’élection du nouveau prieur ?
— Vous pouvez vous asseoir aussi, Caris, dit frère Carlus, et elle ne sut comment il avait pu deviner sa présence. Aucune date n’a encore été arrêtée, enchaîna le moine. Il est dans les prérogatives du comte Roland de nommer un candidat, mais il n’a pas repris connaissance à ce jour.
— On ne peut pas attendre », répliqua Edmond, et Caris le trouva trop brusque. Mais tel était le tempérament de son père, aussi ne réagit-elle pas. « Le travail sur le nouveau pont doit commencer tout de suite, continuait Edmond. Il ne sert à rien d’en fabriquer un second en bois. C’est un pont en pierre qu’il nous faut, et sa construction prendra trois ans. Quatre si nous tardons à prendre une décision.
— Un pont en pierre ?
— C’est indispensable. J’ai parlé à maître Elfric et à Merthin.
Un autre pont en bois s’écroulerait comme le vieux.
— Mais le coût !
— Dans les deux cent cinquante livres, d’après les estimations d’Elfric. Tout dépend de la conception.
— Un nouveau pont en bois ne coûterait que cinquante livres, objecta frère Siméon. D’ailleurs le prieur Anthony a rejeté cette idée il y a deux semaines, précisément en raison de son prix.
— Admirez le résultat ! Cent morts et des centaines de blessés, dont lui-même et le comte, qui ne vaut guère mieux ! Pour ne rien dire de la perte de tout le bétail et des marchandises.
— J’espère que vous ne faites pas porter le blâme à feu notre prieur, répliqua frère Carlus avec raideur.
— En tout cas, on ne pourra pas dire que sa décision était la bonne !
— Dieu nous punit pour nos péchés. »
Edmond laissa échapper un soupir agacé. La réplique du moine exaspéra autant Caris, lassée de voir les moines en référer à Dieu chaque fois qu’ils étaient en tort.
« Les pauvres hommes que nous sommes peuvent difficilement pénétrer les intentions du Seigneur, reprit Edmond. Mais une chose est sûre, c’est que la ville mourra si elle n’a pas un pont. Nous sommes déjà à la traîne par rapport à Shiring. Si nous ne construisons pas au plus vite un pont neuf et en pierre, nous ferons de notre cité un petit village campagnard.
— Tel est peut-être le projet de Dieu pour nous. »
Edmond commençait à ne plus contenir son exaspération.
« Serait-il possible que le Seigneur soit plutôt contrarié par vos agissements ? Parce que, croyez-moi, si la foire et le marché de Kingsbridge disparaissent, il n’y aura plus ici de monastère capable d’accueillir vingt-cinq moines, quarante religieuses et cinquante serviteurs. Il n’y aura plus d’hospice pour les pauvres, plus d’école pour les enfants et plus de chœur qui chante à la cathédrale. D’ailleurs, la cathédrale restera-t-elle seulement debout ? Depuis la nuit des temps, l’évêque de Kingsbridge réside à Shiring. Que se passera-t-il si leurs riches marchands lui proposent de bâtir une cathédrale splendide grâce aux bénéfices qu’ils tirent de leurs marchés toujours croissants ? Plus de marché à Kingsbridge, cela veut dire plus de ville, plus de cathédrale, plus de prieuré. C’est ça que vous voulez ? »
Cette perspective plongea frère Carlus dans une évidente consternation. Il ne s’attendait pas à ce que l’absence de pont entraîne des conséquences d’une telle ampleur, susceptibles d’affecter directement l’avenir du prieuré.
Mais Siméon contre-attaqua : « Si le prieuré n’a pas les moyens de construire un nouveau pont en bois, comment pourrait-il en bâtir un en pierre ?
— Mais c’est indispensable !
— Les maçons accepteraient-ils de travailler gratuitement ?
— Certainement pas ! Ils ont des familles à nourrir. Mais comme nous l’avons déjà expliqué ; les citadins pourraient réunir des fonds et les prêter au prieuré en échange des revenus du péage.
— Vous approprier le revenu de ce pont ! s’écria Siméon avec indignation. Cette escroquerie vous tient à cœur, à ce que je vois !
— Pour l’heure, le pont ne vous rapporte rien, intervint Caris.
— Erreur. Nous percevons un péage grâce au bac.
— En tout cas, vous avez trouvé l’argent pour le fabriquer.
— Un bac est bien moins cher qu’un pont et, cependant, la somme que nous avons dû verser à Elfric pour sa fabrication nous laisse sur la paille.
— Les traversées ne vous rapporteront pas grand-chose, le bac est trop lent.
— Un jour peut-être, dans l’avenir, le prieuré aura-t-il les moyens de bâtir un nouveau pont. Dieu y pourvoira, si tel est son désir. Alors, nous recommencerons à toucher les péages. »
Edmond répliqua : « Ces moyens, Dieu vous les a déjà envoyés en inspirant à ma fille une façon de réunir des fonds à laquelle personne n’avait jamais pensé.
— Laissez-nous juger par nous-mêmes de ce que Dieu fait ou ne fait pas, réagit Carlus sèchement.
— Très bien. » Edmond se leva, imité par Caris. « Je regrette de vous voir prendre ces positions. C’est une catastrophe pour Kingsbridge et pour tous ses habitants, y compris les moines du monastère.
— C’est à Dieu de me guider, pas à vous ! »
Edmond et Caris s’apprêtaient à franchir la porte quand Carlus ajouta :
« Une dernière chose, si je peux. »
Edmond se retourna. « Bien sûr.
— Il n’est pas acceptable que les laïcs pénètrent à l’intérieur des bâtiments du prieuré à leur guise. La prochaine fois que vous souhaiterez me voir, veuillez vous rendre à l’hospice et m’envoyer quérir, comme cela se pratique habituellement.
— En tant que prévôt de la guilde de la paroisse, je n’ai jamais eu besoin d’un intermédiaire pour contacter le prieur, protesta Edmond.
— Nul doute que vos liens de parenté aient incité votre frère à vous dispenser des règles habituelles. Mais le prieur Anthony n’est plus. »
Caris regarda son père. La fureur était peinte sur son visage.
« Très bien, dit-il en se contenant.
— Dieu vous bénisse. »
Edmond sortit, Caris sur les talons.
Ils parcoururent le pré embourbé où se tenait le marché. La vue des quelques étals disséminés çà et là fit comprendre à Caris le fardeau que portait son père. La plupart des gens se préoccupaient uniquement de nourrir leurs familles. Edmond, lui, en sa qualité de prévôt, devait s’inquiéter du sort de toute la ville. Se tournant vers lui, elle devina son angoisse à la crispation de ses traits. À la différence de Carlus, Edmond ne levait pas les bras au ciel en disant : « Que la volonté de Dieu soit faite ! » Non, il se creusait la tête pour trouver une solution à chaque problème. Elle éprouva soudain une grande compassion pour cet homme qui cherchait par tous les moyens à agir de façon juste et bonne, sans recevoir le moindre soutien de la part d’un prieuré tout-puissant. Il ne se plaignait jamais du poids de ses responsabilités, il assumait ses obligations. Ces pensées lui firent venir les larmes aux yeux.
Ils quittèrent l’enceinte du prieuré et traversèrent la grand-rue. Au moment où ils arrivaient devant leur porte, Caris demanda à son père : « Que peut-on faire, maintenant ?
— C’est évident, non ? S’assurer que Carlus ne sera pas élu prieur. »